Cherchez l'erreur

Pascale entre dans mon bureau, et je ne lui dis rien. Hier soir, elle a éclaté tout dans sa chambre parce qu'une fois de plus, elle n'a pas supporté qu'on lui dise « non » à une de ses multiples demandes. Donc, elle entre et je boude . Elle s'assied sans rien dire,les 2 coudes se posent sur le bureau et la tête ainsi soutenue dans ses mains, elle me regarde travailler. Interpellant, ce regard, mais je ne cède pas. Au bout d'un moment, elle attrape mon roller effaceur et un prospectus, et se met à effacer des lettres. Au psychologue qui passe la tête à la porte pour dire bonjour, je dis ; « tu as vu, c'est magique, cet engin, ça efface les conneries que l'on a faites ». Pascale ne dit rien, elle s'applique. Elle me tend ensuite le prospectus et se sauve. Un grand coeur est dessiné en blanc, avec mon prénom...

Je pourrais ne retenir que cette xème tentative de minimiser les faits en les enrobant dans du chocolat, comme dit l'expression, mais je me laisse pourtant surprendre par cette gamine qui ne vit la plupart du temps que dans l'instant présent et le plus souvent que dans la demande, qui a difficile de gérer la frustration, et qui arrive, dans un moment particulier, à se décentrer d'elle-même, à comprendre (même un jour plus tard) que je puisse être fâché parce qu'elle a été trop loin, et qui met en oeuvre un processus de réparation, sans que je ne lui demande rien.
J'ai l'impression que, pour une fois, elle n'est pas dans la relation utilitaire, pour obtenir, avoir quelque chose qui la remplisse, qu'elle est, et c'est peut-être formidable, dans le don d'elle-même... Ou alors, peut-être aussi que le roller magique a créé l'opportunité, a été le support relationnel qui lui a permis d'exprimer ce que des mots n'auraient pas pu dire . Il a été une issue de secours (vous savez, celle qui doit toujours rester ouverte) pour permettre au jeune de s'en sortir, quelles que soient les circonstances. 

Vous connaissez ce jeu qui consiste à trouver les « erreurs » entre deux dessins quasi identiques ? L'ingéniosité du dessinateur fait en sorte qu'il faut parfois beaucoup de temps pour trouver la dernière différence qui échappe à notre sagacité.
Chercher l'erreur ou chercher la différence... voici un parallélisme entre 2 mots à la limite du lapsus, et qui n'est pas vide de sens quand notre métier nous amène à confronter une vision du monde (la nôtre) à ce que nous observons dans ce quotidien partagé avec les jeunes. Qu'est-ce qui nous accroche donc comme observateur attentif des moindres signes que ce jeune nous envoie ?  Mise-t-on sur des erreurs à corriger, ou sur des différences à comprendre et à exploiter ?

Un jeune, dans un programme de mise en autonomie, vit depuis quelque temps dans un petit appartement tout neuf. Le tam-tam des bruits de couloir nous apprend (de source sûre) que le week-end précédant, après une soirée bien arrosée, ce jeune homme a tout retourné dans l'appartement. C'est bizarre, personne dans le personnel ne s'est aperçu de quoi que ce soit. « C'est normal », nous dit la source sûre, « tous ses amis se sont mobilisés pour remettre l'appartement en ordre ».
Deux réactions, bien différentes pointent alors leur nez. La première, classique, est de se dire qu'il faut resserrer la vis, que nous lui faisons trop confiance, que nous allons vérifier beaucoup plus ce qu'il fait de ses temps de liberté...
La seconde réaction lit en travers de la situation cette magnifique mobilisation d'autres jeunes autour de ce garçon pour éviter qu'il ait des ennuis. Quant on sait qu'une des difficultés importantes rencontrées dans un programme de mise en autonomie, c'est de se constituer par soi-même un réseau social stable et cohérent, de faire des connaissances en dehors du cercle restreint de l'institution, et de pouvoir, le cas échéant compter sur certaines d'entre-elles, le pari semble gagner dans ce cas de figure.

Finalement, tout dépend de la manière dont je veux lire la situation. C'est de mon intentionnalité que va pouvoir émerger cette volonté de voir et de reconnaître, dans ces interactions multiples que nous partageons, toutes les opportunités de construction, d'évolution, et de faire avec les différences, avec les particularités de chacun des atouts plutôt que des freins.
Nous parlons bien ici d'un biais volontaire,d'une démarche de recherche qui aboutit souvent à des positionnements éducatifs en dehors des systèmes attendus, si évidemment les circonstances le permettent.

Être attentif aux signes,dans ces jeux de pistes auxquels nous sommes conviés, pas seulement à ces signes en gras qu'on ne peut que voir, mais aussi et surtout de ces signes, imperceptibles, mais pourtant si indispensables à relever si nous ne voulons pas nous perdre dans des voies tracées qui finalement tournent en rond. Et de nous demander qu'est-ce qu'il « dessine «  de lui, qu'est-ce qu'il nous raconte, ce jeune qui nous interpelle par ses comportements, par ses demandes, par ce qu'il veut bien (ou pas) construire avec nous.

Nos grands gaillards, dans l'institution, ils sont plutôt impatients, soupe au lait, et les passages à l'acte traduisent cet état d'urgence permanent. Trois d'entre eux partent au parc à conteneurs avec le directeur. Évidemment, juste devant leur véhicule, une voiture barre le passage. Un couple de personnes âgées décharge tant bien que mal une masse d'encombrants. Cela commence à « pesteler» dans la voiture, l'impatience gronde.Le directeur temporise, mais rien n'y fait... L'un des trois compères ouvre la portière de la voiture, et dit aux deux autres : « allez, venez, on y va ». « Mais vous voulez aller où» questionne le directeur. « Bah, on va aller les aider» rétorque le garçon. Et ni d'une , ni de deux, les voilà en train de décharger avec les personnes âgées toutes surprises de ce coup de main providentiel.

Cette spontanéité à fleur de peau qui en général dessert ces garçons, leur donne une image d'imprévisibilité dérangeante prend ici une toute autre ampleur à partir du moment où elle se met au service des autres. Une hypersensibilité dont sans doute ils souffrent, car souvent agie en mode de défense ou d'attaque, de façon plus ou moins agressive, se montre en exemple quand on lui permet de s'exprimer en mode d'ouverture, en mode de partage vers les autres. Et je me dis que tout ce travail d'accompagnement en amont, de convivialité et de transmission de valeurs solidaires effectué au jour le jour, et qui donne l'impression d'avoir si peu de portée vis-à-vis des jeunes dont nous nous occupons, ce travail, finalement ressurgi dans des élans inattendus vers des personnes inconnues, mais qui leur paraissent plus démunies qu'eux.

J'en reviens à cette idée qu'à partir du moment où nous pouvons mettre ces jeunes en situation de donner d'eux-mêmes par différents supports avec le pendant du partage (collectif dans le sport, de solidarité avec le sentiment d'utilité dans un travail qui valorise, de sentiments et d'émotions avec les arts (peinture, musique, dessins...) comme mode d'expression, nous leur permettons d'être au monde, d'y avoir une place, et d'agir, ce qui n'est pas banal, comme citoyens de ce monde. 
Mais il faut aussi de l'étayage,un socle sur lequel ils peuvent s'appuyer, une cohérence qui tient le cap, qui donne les balises, à la fois fil rouge dans une continuité qui permet « d'être le même quand tout change autour de soi», et fil d'Ariane qui « structure la perception du milieu et les conduites à y tenir »1

Alors, il n'y a pas d'erreur, il nous faut ce regard fertile qui va chercher la potentialité cachée derrière la carapace défensive, le support adéquat pour permettre au meilleur d'émerger, la patience d'attendre que certaines portes se déverrouillent, en maintenant le socle si nécessaire fil rouge et fil d'Ariane.

Bernard Brasseur
Décembre 2011

1Boris Cyrulnik : les nourritures affectives,Editions Odile Jacob 1993, p 88